A time for me à défaut d’A time for us
Combien d’heures à caresser les notes, à me battre avec une partition rebelle, en onze ans de leçons de piano ? Combien d’heures à souhaiter la maîtrise d’un prélude de Chopin ou d’une pièce de Bach ? Combien d’heures en gammes et en arpèges pour délier les doigts ? Et combien d’heures à tricher, à chercher les notes d’une mélodie à la radio, à m’attaquer à une chanson de Sanson en chantant, plutôt que d’aller, mesure après mesure, à la conquête d’un Czerny qui n’avait pas toujours l’heur de me plaire ?
Combien d’heures d’amour/haine en compagnie de cet instrument sur lequel je pose toujours les doigts quand je vais chez mes parents ? Il m’aura trahi comme je l’ai trahi, ne tentant pas le meilleur de moi-même à cause d’une trop grande envie de butiner ailleurs que dans le programme imposé. Et si je n’avais pas souvent failli à la tâche des heures de pratique pour rêver sur les mélodies qui m’étaient interdites, aurais-je réussi à tirer le meilleur des pièces ou n’aurais-je jamais franchi que l’étape des balbutiements qui octroie une note correcte afin de passer à de nouvelles obligations ?
Et s’il n’y avait pas eu tous ces examens, ce programme qu’il fallait traverser, mais aussi des pauses pour s’amuser, se détendre, aurais-je vécu avec le piano un amour plus harmonieux ? Je me demande souvent si les méthodes d’aujourd’hui qui allient le ludique à la formation rigoureuse, ne m’auraient pas davantage servie, sans pourtant en connaître la réponse.
Je sais seulement ce désir qui ne m’a pas quitté de caresser les touches, de reprendre cette invention du Bach, ce prélude de Chopin et « A time for us », la chanson-thème de Romeo and Juliet de Zeffirelli composée par Nino Rota. Et je ne sais que ce désir, ce désir d’apprivoiser une fois pour toutes ces mélodies tant de fois entamées mais abandonnées au profit d’autres ou de moments à rêver.