Il y avait parfois des livres sur la table. Rarement. Et quand il y en avait, ceux-ci ne ne tournaient qu’autour d’un seul sujet qui la laissait froide, à savoir OVNI et tutti quanti. Quand bien même il avait mis une lampe pour les aviser qu’il était là, prêt à partir dans une quelconque soucoupe, elle faisait comme si rien de cela n’existait. Comme si cette folie qui avait gagné son cerveau à force de rouge, de broue ou de fumée, ne la concernait plus.
Elle n’avait pas été en mesure de calmer les démons qu’il entretenait. Et qu’il noyait soir après soir jusqu’à s’endormir sur la table tandis qu’elle s’emparait de la manette de la télévision pour éteindre l’engin. L’engin infernal qu’elle avait fini par détester dans un premier temps parce qu’elle aurait voulu parler, le sortir de son mal de vivre. Et qu’elle avait fini par aimer parce qu’elle n’avait plus à parler. On ne peut sortir quiconque de l’enlisement que s’il ne le veut lui-même.
Elle avait connu les urgences psychiatriques des hôpitaux. Elle l’avait entendu mentir à ceux qui tentaient de l’aider. Comme il lui mentait à elle. Comme il se mentait à lui avant tout.
Et elle culpabilisait. Parce qu’elle était impuissante. Parce qu’elle n’avait plus la force de le sauver. Parce qu’elle ne l’aimait plus et qu’elle n’était pas sûre d’avoir aimé l’homme. Elle culpabilisait. Elle s’était sentie responsable de lui à partir du jour où il avait dit qu’il l’aimait. Elle culpabilisait parc que des phrases de Saint-Exépury lui revenaient à l’esprit.
Et puis, elle se croyait forte. Et elle l’a été. Jusqu’à l’épuisement. Jusqu’à être sérieusement malade d’une maladie qui ne le concernait pas. Seul lui comptait. Et elle avait fini par croire qu’elle était une petite chose insignifiante, par croire qu’il avait pitié d’elle pour ne pas partir.
Les manipulateurs ont toujours les mots pour mettre leur victime à leur merci. Et si en plus la victime, sous le poids de chaque remarque insidieusement glissée au fil des semaines, des mois, des ans, finit par croire qu’elle n’est rien, le manipulateur aura beau jeu et pourra continuer sa démolition en règle. La victime n’aura plus la force de se défendre.
Et il y avait ce silence autour d’elle. Ce lourd silence. On compatissait, mais personne n’osait la sortir de sa torpeur. Elle était ruinée physiquement et mentalement. Mais personne ne savait à quel point.
Or, dans sa nuit noire, une main amie s’est tendue, inespérée. Et il n’y a plus eu d’homme endormi sur sa table. Le personnage peint par Warren Criswell était sorti du tableau.
Elle a ouvert les stores, a écouté ce qu’elle aimait et non plus Pink Floyd ad nauseam, qu’il avait fini par lui faire détester. Elle a à nouveau mangé des fruits de mer, du poisson, du foie de veau, des fromages qui puent, toutes ces choses qu’elle aimait et qu’elle avait dû mettre de côté. Et elle a déplacé tous les meubles. Donné toutes les photos à sa fille à lui.
Et la plupart du temps, elle ne se souvient pas de ces neuf ans d’une vie où elle a été la Mère Teresa d’un homme qui sombrait chaque jour davantage dans la folie et dans tout ce qui l’aggravait. Et s’il n’y avait pas eu cette vieille connaissance à lui, croisée par hasard, à qui elle n’a rien à dire et qui s’est empressée de demander si elle avait des nouvelles alors qu’elle n’en veut surtout pas, elle n’aurait pas tourné la clé dans la serrure, tremblante. Les fantômes ont parfois la vie dure. Surtout si on les sollicite. Mais il n’y avait ni Pink Floyd ni odeur de fond de barrique dans l’air.