
Elle porte un prénom rare, issu de la mythologie, cadeau d’un père écrivain et d’une mère qui aurait voulu être une grande actrice, mais qui ne l’a jamais été. Elle le porte comme un emblème et comme une tare, elle n’a jamais su faire la différence entre les deux.
Je l’ai connue autrefois, il y a de cela un quart de siècle. Il y avait déjà en elle qui n’avait pas vingt-cinq ans tous les signes de l’épave qu’elle allait devenir. Et moi qui ne connaissais rien à la vie je tentais de la sauver. De l’empêcher de tomber. De lui faire voir autre chose que ce monde des illusions dans lequel elle baignait depuis l’enfance. Mais celle dont elle portait le prénom qui avait inspiré poètes et musiciens au cours des siècles et à laquelle elle s’identifiait avait pris une trop grande place. Elle serait muse. Elle serait la grande actrice que sa mère n’avait pas été. Elle écrirait comme son père. Elle avait tout décidé. Elle serait même plus connue que celle issue de la mythologie.
Elle se perdait de lit en lit, de bar en bar. Elle se consumait et accumulait les impairs. Elle fabulait. Et plus personne ne la croyait. Comme celle dont elle portait le lourd prénom.
Et je tentais de la sauver. De la ramener à une réalité banale dont elle ne voulait pas. Si bien qu’un jour je n’ai plus fait partie de son monde. Je préférais être à paraître, et elle ne supportait pas la petitesse de mes ambitions. La scène a été théâtrale, comme il se doit.
Je n’avais pas réussi à la sauver. Les liaisons avec tout ce qui lui tombait sous la main des deux sexes, l’alcool et la folie allaient détruire ce qui restait d’elle.
P. la croise quelquefois, ils habitent la même ville. Lui non plus n’a su rien faire pour elle. Il ne peut que constater les dégâts irréversibles. Les frasques qui continuent d’être sa marque de commerce, celles qui lui ont fermé toutes les portes.
Elle ne sera jamais une grande tragédienne sur scène. Ni dans la vie. Mais toujours à la poursuite de cette autre en elle dont elle porte le prénom damné.
Je ne l’ai pas sauvée. Ni aucun de ceux que j’ai pris en charge par la suite. Nul n’est en mesure de sauver quiconque des démons qui le poursuivent. Il m’a fallu plus de vingt ans pour le comprendre et l’accepter.
*sur une toile d’Anthony Frederick Augustus Sandys