En vos mots 901
Déjà le dernier dimanche de juillet. Décidément, l’été passe trop vite et je n’ai guère le temps d’en profiter. Espérons qu’août m’offrira un peu de temps juste pour moi, question de recharger mes batteries.
Pour le moment, je vous propose de nous raconter en vos mots ce qu’évoque pour vous cette toile de l’artiste brésilien Clodoaldo Martins. Comme le veut l’habitude, aucun commentaire ne sera validé avant dimanche prochain. Vous avez donc amplement le temps d’écrire quelques lignes et de lire les textes déposés sur la scène livresque de dimanche dernier.
D’ici là, bon dimanche, bonne semaine et bonne fin de mois à tous les envosmotistes et à celles et ceux qui les lisent.
Elle avait toujours grand soin d’envelopper ses livres de papier bien opaque. Ici un papier fleuri qu’elle avait trouvé au grenier. Parfois un papier d’emballage ramené lors de ses emplettes. Cette couverture protégeait l’ouvrage de diverses taches et éclaboussures, car elle lisait exclusivement en cuisine. Mais elle le défendait aussi de regards indiscrets, au cas où quelqu’un se serait introduit dans cette pièce où en principe elle régnait seule (non parce qu’on l’y reconnaissait explicitement souveraine, mais plutôt par mépris et par pur désintérêt).
Elle ne possédait pas de chambre à elle. Mais la cuisine était son antre. Elle pouvait y faire tout ce qu’elle voulait, ou presque. Il fallait tout de même surveiller le rôti, préparer la soupe, et que la table soit dressée à temps pour toute la maisonnée. Cela ne lui laissait pas beaucoup de temps pour elle. Mais elle le grappillait, le volait. Le dérobait avec un art consommé qu’elle avait appris peu à peu à porter au sommet de la perfection. Tout comme son talent culinaire, que tout le monde appréciait sans pour autant penser à lui en faire compliment. Eût-il manqué cependant quelque chose sur la table, ou bien le goût d’un mets eût-il été un jour trop ou trop peu sucré, salé, goûteux, savoureux, on n’aurait pas manqué de lui en faire la remarque, ou plutôt le reproche. Elle le savait pertinemment, et agissait en sorte que cela ne puisse se produire. Cette attention quelque peu contraignante de tous les instants lui garantissait la paix, à défaut de la faire bénéficier de remerciements.
Heureusement, on lui laissait assez de moyens pour se procurer tout le nécessaire. Et elle disposait des bons ustensiles. Elle ne devait rogner ni sur la qualité, ni sur la quantité. Chaque jour, elle en remerciait le ciel. Car certaines parmi ses connaissances devaient quotidiennement remplir dignement les assiettes sans recevoir la bourse qui le permette. Elles s’échinaient alors à accommoder les restes et étaient passées maîtresses en diverses ruses plus ou moins honnêtes auprès des commerçants et des maraîchers. Pauline en aidait parfois quelques-unes en leur offrant ses surplus encore très présentables.
Dans les romans qu’elle lisait, elle aimait particulièrement découvrir les qualités d’entraide féminine dont faisaient preuve les héroïnes. Et elle était des plus sensibles à la reconnaissance maritale et familiale dont se voyaient l’objet certaines femmes. C’était un peu comme si elle recueillait elle-même ces marques d’intérêt et de gratitude par procuration. Par contre, elle se sentait envahie de compassion pour celles qu’on bafouait, qu’on ignorait, qui subissaient la tyrannie et ne connaissaient aucune échappatoire à leur existence morne et servile. Elle se disait alors qu’elle avait de la chance. Certes, sa situation n’était pas des meilleures. Elle ne connaissait que peu du monde, et ne recevait guère beaucoup d’affection. Mais elle ne subissait pas de sévices, et la lecture était sa compagne. Grâce à la générosité discrète de son amie la servante du curé. Celle-ci en effet lui filait en douce de quoi nourrir son goût pour les caractères imprimés, et pour ce qu’ils pouvaient véhiculer de vital pour les femmes comme elles privées d’exprimer leur vraie personnalité.
Personne ne s’aventurait jamais près des fourneaux et nul ne gênait donc son activité ou son repos. Ni pour la surveiller, ni pour lui faire un bisou. Pourtant, au cas où cela serait advenu, elle avait toujours la prudence de camoufler l’objet de son délit sous une bonne protection. Ce qui pouvait laisser croire, le cas échéant, qu’elle ne tenait entre les mains qu’un simple et inoffensif recueil de recettes de cuisine.
Comment by anémone — 1 août 2024 @ 9:38
En vos mots 901
Lisboa, 4 août 2024
Ma chère B.,
Nous voilà au mois d’août. Et ce matin sur Lisbonne il pleuvine. Une toute petite pluie fine et silencieuse.
Pour autant que remontent mes souvenirs d’enfance, il ne pleuvinait jamais au mois d’août. Jamais. Au grand jamais. Et pour ce qui est des souvenirs d’enfance, fais-moi confiance. Je pourrais t’en parler pendant des heures. De vrais souvenirs. Des presque vrais. Aussi vrais que les vrais. De ceux qui font naître des fous rires. Le bonheur. La nostalgie du temps jadis.
Un jour, pour un travail scolaire, Mlle Gertrudes nous avait demandé de raconter en quelques lignes un souvenir heureux. Pas plus qu’une vingtaine de lignes. Alors j’ai raconté le premier souvenir qu’il m’est venu à l’esprit. C’était formidable. Et j’ai tout raconté. De Papou le chien jusqu’à la trace tremblante et changeante du coucher du soleil sur la mer. Le vent frais de la fin du jour. Et toi, petite folle insouciante, qui chantais quelques mots épars d’une vieille chanson de Trenet, en te prenant pour Streisand. En fermant les yeux, on s’y croirait. Aussi vrai que dans un de ces films en noir et blanc des années 50 où il n’y avait que des fins heureuses.
Il me revient que Mlle Gertrudes, après avoir lu mon feuillet, m’a regardé avec un sourire et me l’a rendu sans l’avoir noté, en se moquant tendrement des jolies taches d’encre sur ma feuille aussi belles que les siennes à mon âge, m’a-t-elle dit. Selon elle, c’était un morceau mot pour mot d’un vécu de son enfance que je racontais, alors elle ne pouvait pas le noter. Par souci d’honnêteté.
C’est étrange comme certaines enfances se ressemblent. Si fidèlement. Avec leurs taches d’encre.
Je t’embrasse.
Armando
Comment by Armando — 2 août 2024 @ 23:31