En vos mots 878
Je l’avoue. J’aimerais beaucoup être à la place de la lectrice imaginée par le peintre allemand Max Beckmann. Suis-je la seule?
À vous de nous raconter en vos mots ce que ce tableau évoque pour vous. C’est avec plaisir que nous vous lirons dans une semaine, et pas avant, au moment où je validerai les textes reçus et vous proposerai une nouvelle scène livresque. Mais avant de vous laisser guider par l’inspiration, pensez à lire les textes déposés sur celle de dimanche dernier.
D’ici là, bon dimanche et bonne semaine à tous les envosmotistes et à celles et ceux qui les lisent.
Elle ne quitte plus souvent son domicile. L’arthrose lui rend la mobilité difficile. Tout prend du temps, en plus de la douleur. Mais elle ne se plaint pas. Toujours occupée. Parfois elle accueille avec bonheur une visite. Et le téléphone permet un contact régulier avec sa famille et quelques amies. Elle vaque autant qu’elle le peut elle-même à son « petit ménage ». Et heureusement, elle bénéficie de l’assistance d’une aide ménagère pour les courses et les tâches un peu lourdes. Le reste du temps, elle dessine, peint, lit, écrit. Parfois elle se permet une sieste sur le sofa du salon ou sur sa terrasse. Il lui arrive de se coucher tôt. Mais quelquefois aussi elle oeuvre tard dans la nuit. Privilège de l’âge, elle n’a plus beaucoup d’horaires à respecter.
Son studio est petit, mais elle a la chance qu’il donne sur la mer. Dès que le climat le permet, elle s’installe sur son balcon. Le va-et-vient de la digue ne laisse jamais de la charmer, de la surprendre, de l’émouvoir. Elle l’observe dans une sorte de contemplation. Mais fréquemment aussi elle consigne dans son cahier, par les mots ou par des croquis, toutes les impressions qui lui viennent. Les enfants qui courent loin devant les parents, ou au contraire s’attardent loin derrière. Leurs gazouillements ou cris parfois perçants. Les chiens qui folâtrent, lèvent la patte, se rencontrent plus ou moins pacifiquement, emmêlent leurs laisses. Les personnes âgées qui marchent courbées, avec lenteur. Dépassées parfois sans ménagement par des joggeurs pressés et indifférents. Les amoureux, qui ne sont là pour personne, tournés l’un vers l’autre, et ceux que tout émerveille et qui offrent au monde leur sourire ébloui d’un amour généreusement partagé. Les couples plus anciens et les familles, qu’il faut examiner avec attention pour percevoir le degré d’affection qui les unit ou au contraire d’irritation qui les maintient ensemble sous une sorte de contrainte. Les silences qui en disent long. Les répliques qu’on devine parfois perfides, acerbes. Les esseulés, qui portent fièrement leur solitude ou tant bien que mal leurs épaules affaissées.
A l’arrière-plan, la plage, où les jeux de ballon se disputent la vedette aux baignades, et aux bains de soleil auxquels on s’adonne plus ou moins harmonieusement dévêtu. Les séances de crème solaire. Les pique-niques. Les caresses, les éclats de voix, les disputes. Quelques personnes s’installent encore avec un livre, cela se fait rare. Les magazines ont encore leur succès. Certains somnolent, ou s’endorment profondément. D’autres marchent les pieds dans l’eau.
Les oiseaux de mer sont omniprésents. Leur manège est toujours le même, pour s’accaparer un peu de nourriture aux dépens de leurs congénères ou à la faveur de la générosité ou de la distraction des passants. Le bruit de leurs braillements, la lourdeur sonore de leur envol. L’énergie du palmier devant sa fenêtre, qui été comme hiver est témoin tout comme elle de cette activité si diversifiée, de ce grouillement de vie presque continu.
Presque continu. Car la nuit en particulier, la digue offre enfin à la patience de la spectatrice opiniâtre une image en quelque sorte inversée, secrète, désertée des sonorités humaines. Seule la voix de la mer est alors audible. La mer, toujours recommencée, comme l’écrit le poète. Aux reflets changeants, comme le dit cet autre chantre bien connu des flots. Toute la place est alors donnée à la force du ressac, au clapotis ou au fracas des vagues.
Elle ne quitte plus souvent son domicile. Pourtant elle voyage chaque jour, à sa manière. Et presque chaque nuit. Et elle a beaucoup de chance que son studio donne sur la mer.
Comment by anémone — 22 février 2024 @ 8:30
Lisbonne, 25 février 2024
Ma chère B.,
Quelquefois je me demande si le destin nous a déjà tracé un avenir où l’absence deviendra un mot vain et creux, ou alors s’entêtant à nous faire vivre pour toujours dans le souvenir de l’autre où, seuls nos silences auront l’audace de murmurer nos noms dans un coin reculé de nos mémoires.
Puis je me convainc que le temps saura prendre la responsabilité de notre avenir. Et ce sera bien ainsi.
Pire serait sans doute qu’on se retrouve face à face. Sans mots. Sans émotion. Me dire que le temps a passé, volatil, et que nous n’avons rien retenu de nos enfances. Rêveries, blessures, chagrins, sourires, espoirs, souvenirs. Deux étrangers qui ne trouveront jamais les mots et les gestes pour écrire, du même sang, les pages blanches de leurs existences passées. Rien ne nous lie que par le manque de l’autre. Le vertige d’un vide né du même ventre.
J’aurais alors le sentiment qu’on nous a vraiment volé ce « presque tout » qui fait qu’il nous manquera toujours l’essentiel. Malgré nos sourires heureux.
Je pense souvent aux mots d’Adelina Lambreva, que j’ai croisés un jour en feuilletant Poésie en liberté : « Le temps fuit, le temps court. Il se sauve, léger, muet, sourd… » Et même si les poètes ont toujours raison, je me dis que le jour viendra où le temps ne sera ni muet ni sourd. Peut-être…
Puisque ce peut-être, c’est tout ce qu’il me reste d’espoir.
Je t’embrasse.
A
Comment by Armando — 25 février 2024 @ 0:26