Le livre est resté là plus de dix ans sans que je ne le lise, même si je l’ouvrais de temps en temps pour caresser l’encre de la dédicace d’Yves Simon. Le livre était arrivé par la poste, directement des éditions Grasset. L’auteur avait signé des exemplaires pour une dizaine de libraires québécois.
Et moi, je touchais des doigts ce « Salut amical » qui suivant mon nom et précédait la signature. Je vivais là le titre du livre et c’est peut-être ce qui m’a toujours empêchée d’aller plus loin. Peut-être avais-je confusément peur qu’Un instant de bonheur, la nouvelle qui donnait le titre au recueil, ne soit pas à la hauteur de celui que je vivais.
Le livre est donc resté là des années sans que je ne le lise.
Et si les nouvelles ont toute un petit quelque chose, si elles déclenchent toutes des émotions, c’est Un instant de bonheur qui reste la plus forte de toutes. Il y a dans celle-ci un moment décrit avec une telle précision qu’il a tout de celui que j’ai vécu. Un moment tout simple où un jeune homme va rencontrer l’écrivain dont il a tout lu.
-J’ai lu tous vos livres, dit-il en s’approchant de la porte. Je désirais vous rencontrer depuis longtemps, tout en sachant qu’une telle rencontre ne pouvait m’apporter que désillusion au regard de ce que les mots promettent, de ce que chaque écrivain, chaque artiste laisse envisager d’absolu si l’on ne s’en tient qu’à ce qu’ils produisent. Les œuvres aimées représentent une idée de la perfection qui ne peut rejaillir sur leurs auteurs. Je savais cela.
-Pourtant vous êtes venu?
-Je voulais aller à la rencontre d’un seul sentiment : celui de connaître le moment où je poserais mon doigt sur votre bouton d’interphone, vous sachant chez vous, en train de m’attendre, moi, Conrad. Ce fut un instant…