
Elle a un jour été cette petite fille peinte par Kathryn Andrews Fincher, à qui j’apprenais à lire, à qui je faisais faire ses devoirs et qui traçait maladroitement des lettres dans son cahier. Je lui faisais des tresses ou des couettes, selon le goût du jour. Un samedi ou un dimanche sur deux. Puis plus souvent, parce que ça n’allait pas toujours bien chez elle et qu’elle aimait se retrouver collée contre moi, dans le calme. Sans les cris.
On lisait, on fabriquait des objets inutiles et décoratifs, on faisait des tartes, on écoutait des films, on faisait du camping dans le salon, elle me chuchotait des secrets. Et puis, on se taisait dès qu’il franchissait la porte. Il n’était plus ce clown qui avait le soleil dans son ventre qu’elle avait dessiné quand elle avait cinq ans.
Elle grandissait trop vite. Elle voyait des choses que les enfants ne devraient pas voir. Sa mère qui remplaçait ses pilules qui stabilisaient son déséquilibre mental par du vin. Son père qui, entre deux gorgées de bière, s’en prenait à l’humanité toute entière qu’il estimait responsable de tous ses malheurs.
Elle était plus adulte qu’eux deux. Et ne pouvait être une petite fille qu’avec moi. Pas aussi longtemps qu’elle aurait dû l’être. Parce qu’à douze ans, elle était la mère de sa mère. Une mère qui sombrait. Si bien que ses deux filles ont demandé d’aller vivre chez leur père respectif après une énième tentative de suicide de leur mère.
Je n’ai pas pu refuser. Même si je savais qu’elle verrait des choses dont je voulais la protéger. Ce père qui ne serait jamais responsable. Ce père avec qui j’avais peur de la laisser seule, parce que je ne savais pas quelle lubie allait allumer le peu de jugeote qu’il lui restait.
Elle n’a raté aucun drame, aucun excès de folie. Un jour, alors qu’elle avait quatorze ans, elle m’a regardée d’un regard que je n’oublierai jamais. « Sauve ta peau. Je n’ai pas besoin de lui pour continuer à te voir. Tu m’as donné assez pour que je me débrouille dans la vie. »
Je l’ai revue pendant un moment. Elle me restait attachée. Puis, elle a eu sa vie à elle. Son premier amour à quinze ans, le fruit de cet amour neuf mois plus tard. Elle se débrouillait. Plutôt bien. Elle disait que je lui avais appris à être forte. Puis, elle a fui le père de son fils. Entre l’école et l’enfant dont elle s’occupait, elle trouvait même le temps de veiller sur sa mère.
Un jour, elle est venue me présenter un garçon. Et je ne l’ai plus revue. De temps en temps, la dernière fois il y a deux ans, elle téléphonait. Pour me dire merci de tout ce que j’avais fait pour elle. Qu’elle me porterait toujours dans son cœur.
J’ai croisé Chrystine hier. Avec le même garçon. Elle sortait de l’hôpital, un bébé sous le bras. Shelby, si j’ai bien compris. J’ai compris que c’était son troisième enfant. Et j’ai vu son visage rayonnant. Visiblement, j’avais devant moi une jeune femme épanouie. De vingt ans et quelques mois. Mère de trois enfants. Je ne sais pas si c’est le courage ou l’inconscience qui la pousse ainsi à donner ce qu’elle a si peu eu. Et tandis que je m’éloignais, une larme a coulé sur ma joue. Avais-je raté quelque chose pour qu’elle se précipite ainsi dans cette vie à l’âge de l’insouciance de la jeunesse ou devais-je être fière d’elle?