En vos mots 964

J’aime beaucoup la scène livresque que j’ai choisie pour vous cette semaine. Et de plus, je n’ai pas pris beaucoup de temps pour la sélectionner tant il m’a semblé évident qu’elle était pour vos mots. Ce tableau de l’artiste Virginia Chapuis, qui vit en Argentine, prendra donc vie grâce à vous.
Comme le veut l’habitude, aucun commentaire ne sera validé avant dimanche prochain. Vous avez donc amplement le temps de lire les textes déposés sur la toile de dimanche dernier, de les commenter si vous le souhaitez et d’écrire quelques lignes. C’est avec plaisir que nous vous lirons.
D’ici là, bon dimanche et bonne semaine à tous les envosmotistes et à celles et ceux qui les lisent.
Cela fait un moment qu’il sont partis tous les deux, elle et son chien. Avec un seul sac commun pour bagage. Elle ressentait depuis plusieurs semaines sourdre ce besoin impérieux et croissant de se recomposer totalement. De déconstruire d’abord certains schémas, certaines croyances, certaines habitudes. Puis de se reconstruire, de se réorganiser, d’effectuer un tri radical. De jeter sans pitié tout ce qui ne pouvait plus servir, et même lui nuire, et de recoller les morceaux avec patience, avec lenteur. C’est une démarche qui prend du temps. Et qui exige beaucoup d’énergie, de persévérance. De courage aussi. D’audace. D’honnêteté.
Procéder à ce nettoyage ne peut se réaliser dans un lieu fixe, et encore moins coutumier. Pour elle, cela coulait de source. Dans un lieu fixe, les habitudes ont la fâcheuse manie de rester ancrées, et de s’enraciner toujours davantage. Il s’imposait donc clairement de retourner à l’état nomade, afin de permettre à tout ce qui était figé de circuler. Afin de le rendre à nouveau créateur, novateur, libre. Et vivant. Paradoxalement, ce n’était pas dans une chambre close qu’elle pouvait actuellement se sentir protégée, mais bien en affrontant les routes et leur poussière. En se laissant pénétrer par le soleil, le vent, en traversant les intempéries. En marchant dans les villes, au travers des campagnes, le long des océans. En se posant parfois sur l’herbe, ou sur un banc, ou sur un rocher. Avec l’un des livres qu’elle avait emportés. Cela seul l’autorise à se retrouver enfin elle-même. Après avoir subi tant d’obligations, de contraintes, d’aliénation.
Parfois, elle ramasse des brochures, des journaux, des magazines, offerts dans des lieux culturels. Et elle en découpe des morceaux qu’elle colle dans son carnet, entre des mots, des phrases, qui lui viennent spontanément et expriment parfois encore chaotiquement sa métamorphose en cours : celle de la chenille qui se mue en papillon.
Le chien semble tout heureux de ce changement de vie. Cette existence est bien plus agréable que les promenades quotidiennes souvent dans les mêmes endroits. Lui aussi se recompose, et se repose, quand il n’est pas à batifoler dans les vagues ou sur les sentiers. Aux heures les plus chaudes, Sandra ménage ses pattes, et tous deux se posent dans un endroit frais. Evitant soigneusement le bitume cruellement brûlant des voies urbaines.
Commentaire by Anémone — 15 octobre 2025 @ 17:02
Avant elle, Proust n’était qu’un parfait inconnu pour moi. De cet aveu, j’ai gardé son regard étonné, son front légèrement plissé et sa voix tranchante : « T’es sérieux?… Tu ne peux pas être si con que ça, »
Puis, joyeusement moqueuse : « Je suis au fond une gobeuse, qui croit à tout ce qu’on lui dit, qui se fait du chagrin pour un rien », avant d’ajouter, « Si ta cervelle de ganache ignorant s’était égarée un jour dans la lecture d’À la recherche du temps perdu, tu saurais d’où viennent ces mots.
J’avoue qu’elle m’intimidait. Je sortais de l’enfer de l’enfance et l’idée que je me faisais des femmes n’avait rien de littéraire.
Nous sommes devenus amis. Elle me parlait de ses lectures, de ses rêvasseries poétiques, de noms d’écrivains dont j’ignorais l’existence et dont elle me lisait quelques mots avec la même gourmandise avec laquelle elle mangeait un mille-feuilles.
Puis, de temps à autre, elle me demandait de lui parler de moi. La seule chose dont j’étais capable de parler. Et elle me regardait sans rien dire. Parfois, je lui devinais un sourire triste. Rien d’autre.
Nos vies se sont croisées aussi souvent que le soleil s’endort à l’horizon, qu’elle est devenue ma seule famille. Une sœur. Une confidente. Une amie. Et même si elle ne s’attardait jamais à des confidences intimes, je me disais qu’elle m’aimait aussi. Beaucoup.
Le cancer a eu raison de son existence.
Dans un vieux cahier, posé sur sa table de chevet, on a trouvé quelques-uns de ses secrets. Sur une des dernières pages, elle avait écrit : Je n’ai eu que deux véritables amis dans mon existence : les livres et Swann, mon fidèle chien. Et puis, peut-être, lui. Qui n’a jamais lu Proust.
Commentaire by Armando — 29 octobre 2025 @ 0:29