Lali

14 décembre 2014

L’art d’être grand-père 8

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(c) Celia Haddon and Jill McAree; Supplied by The Public Catalogue Foundation

Le brouillard est froid, la bruyère est grise;
Les troupeaux de bœufs vont aux abreuvoirs;
La lune, sortant des nuages noirs,
Semble une clarté qui vient par surprise.

Je ne sais plus quand, je ne sais plus où,
Maître Yvon soufflait dans son biniou.

Le voyageur marche et la lande est brune;
Une ombre est derrière, une ombre est devant;
Blancheur au couchant, lueur au levant;
Ici crépuscule, et là clair de lune.

Je ne sais plus quand, je ne sais plus où,
Maître Yvon soufflait dans son biniou.

La sorcière assise allonge sa lippe;
L’araignée accroche au toit son filet;
Le lutin reluit dans le feu follet
Comme un pistil d’or dans une tulipe.

Je ne sais plus quand, je ne sais plus où,
Maître Yvon soufflait dans son biniou.

On voit sur la mer des chasse-marées;
Le naufrage guette un mât frissonnant;
Le vent dit : demain! l’eau dit : maintenant!
Les voix qu’on entend sont désespérées.

Je ne sais plus quand, je ne sais plus où,
Maître Yvon soufflait dans son biniou.

Le coche qui va d’Avranche à Fougère
Fait claquer son fouet comme un vif éclair;
Voici le moment où flottent dans l’air
Tous ces bruits confus que l’ombre exagère.

Je ne sais plus quand, je ne sais plus où,
Maître Yvon soufflait dans son biniou.

Dans les bois profonds brillent des flambées;
Un vieux cimetière est sur un sommet;
Où Dieu trouve-t-il tout ce noir qu’il met
Dans les cœurs brisés et les nuits tombées?

Je ne sais plus quand, je ne sais plus où,
Maître Yvon soufflait dans son biniou.

Des flaques d’argent tremblent sur les sables;
L’orfraie est au bord des talus crayeux;
Le pâtre, à travers le vent, suit des yeux
Le vol monstrueux et vague des diables.

Je ne sais plus quand, je ne sais plus où,
Maître Yvon soufflait dans son biniou.

Un panache gris sort des cheminées;
Le bûcheron passe avec son fardeau;
On entend, parmi le bruit des cours d’eau,
Des frémissements de branches traînées.

Je ne sais plus quand, je ne sais plus où,
Maître Yvon soufflait dans son biniou.

La faim fait rêver les grands loups moroses;
La rivière court, le nuage fuit;
Derrière la vitre où la lampe luit,
Les petits enfants ont des têtes roses.

Je ne sais plus quand, je ne sais plus où,
Maître Yvon soufflait dans son biniou.

Victor Hugo, L’art d’être grand-père

*toile de Joyce Haddon

L’art d’être grand-père 7

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GRASSI (Alfonso) - 5

Le matin – En dormant.

J’entends des voix. Lueurs à travers ma paupière.
Une cloche est en branle à l’église Saint-Pierre.
Cris des baigneurs. Plus près! plus loin! non, par ici!
Non, par là! Les oiseaux gazouillent, Jeanne aussi.
Georges l’appelle. Chant des coqs. Une truelle
Racle un toit. Des chevaux passent dans la ruelle.
Grincement d’une faux qui coupe le gazon.
Chocs. Rumeurs. Des couvreurs marchent sur la maison.
Bruits du port. Sifflement des machines chauffées.
Musique militaire arrivant par bouffées.
Brouhaha sur le quai. Voix françaises. Merci.
Bonjour. Adieu. Sans doute il est tard, car voici
Que vient tout près de moi chanter mon rouge-gorge.
Vacarme de marteaux lointains dans une forge.
L’eau clapote. On entend haleter un steamer.
Une mouche entre. Souffle immense de la mer.

Victor Hugo, L’art d’être grand-père

*toile d’Alfonso Grassi

L’art d’être grand-père 6

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HOFFMAN (Oskar)

Pourquoi donc s’en est-il allé, le doux amour?
Ils viennent un moment nous faire un peu de jour,
Puis partent. Ces enfants, que nous croyons les nôtres,
Sont à quelqu’un qui n’est pas nous. Mais les deux autres,
Tu ne les vois donc pas, vieillard? Oui, je les vois,
Tous les deux. Ils sont deux, ils pourraient être trois.
Voici l’heure d’aller se promener dans l’ombre
Des grands bois, pleins d’oiseaux dont Dieu seul sait le nombre
Et qui s’envoleront aussi dans l’inconnu.

Il a son chapeau blanc, elle montre un pied nu,
Tous deux sont côte à côte; on marche à l’aventure,
Et le ciel brille, et moi je pousse la voiture.
Toute la plaine en fleur a l’air d’un paradis;
Le lézard court au pied des vieux saules, tandis
Qu’au bout des branches vient chanter le rouge-gorge.
Mademoiselle Jeanne a quinze mois, et George
En a trente; il la garde; il est l’homme complet;
Des filles comme ça font son bonheur; il est
Dans l’admiration de ces jolis doigts roses,
Leur compare, en disant toutes sortes de choses,
Ses grosses mains à lui qui vont avoir trois ans,
Et rit; il montre Jeanne en route aux paysans.
Ah dame! il marche, lui; cette mioche se traîne;
Et Jeanne rit de voir Georges rire; une reine
Sur un trône, c’est là Jeanne dans son panier;
Elle est belle; et le chêne en parle au marronnier,
Et l’orme la salue et la montre à l’érable,
Tant sous le ciel profond l’enfance est vénérable.
George a le sentiment de sa grandeur; il rit
Mais il protège, et Jeanne a foi dans son esprit;
Georges surveille avec un air assez farouche
Cette enfant qui parfois met un doigt dans sa bouche;
Les sentiers sont confus et nous nous embrouillons.
Comme tout le bois sombre est plein de papillons,
Courons, dit Georges. Il veut descendre. Jeanne est gaie.
Avec eux je chancelle, avec eux je bégaie.
Oh! l’adorable joie, et comme ils sont charmants!
Quel hymne auguste au fond de leurs gazouillements!
Jeanne voudrait avoir tous les oiseaux qui passent;
Georges vide un pantin dont les ressorts se cassent,
Et médite; et tous deux jasent; leurs cris joyeux
Semblent faire partout dans l’ombre ouvrir des yeux;
Gorges, tout en mangeant des nèfles et des pommes,
M’apporte son jouet; moi qui connais les hommes
Mieux que Georges, et qui sait les secrets du destin,
Je raccommode avec un fil son vieux pantin.
Mon Georges, ne va pas dans l’herbe; elle est trempée.
Et le vent berce l’arbre, et Jeanne sa poupée.
On sent Dieu dans ce bois pensif dont la douceur
Se mêle à la gaîté du frère et de la sœur;
Nous obéissons, Jeanne et moi, Georges commande;
La nourrice leur chante une chanson normande,
De celles qu’on entend le soir sur les chemins,
Et Georges bat du pied, et Jeanne bat des mains.
Et je m’épanouis à leurs divins vacarmes,
Je ris; mais vous voyez sous mon rire mes larmes,
Vieux arbres, n’est-ce pas? et vous n’avez pas cru
Que j’oublierai jamais le petit disparu.

Victor Hugo, L’art d’être grand-père

*toile d’Oskar Hoffmann

L’art d’être grand-père 5

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SPENCELAYH (Charles) - 10

Tout est pris d’un frisson subit.
L’hiver s’enfuit et se dérobe.
L’année ôte son vieil habit;
La terre met sa belle robe.

Tout est nouveau, tout est debout;
L’adolescence est dans les plaines;
La beauté du diable, partout,
Rayonne et se mire aux fontaines.

L’arbre est coquet; parmi les fleurs
C’est à qui sera la plus belle;
Toutes étalent leurs couleurs,
Et les plus laides ont du zèle.

Le bouquet jaillit du rocher;
L’air baise les feuilles légères;
Juin rit de voir s’endimancher
Le petit peuple des fougères.

C’est une fête en vérité,
Fête où vient le chardon, ce rustre;
Dans le grand palais de l’été
Les astres allument le lustre.

On fait les foins. Bientôt les blés.
Le faucheur dort sous la cépée;
Et tous les souffles sont mêlés
D’une senteur d’herbe coupée.

Oui chante là? Le rossignol.
Les chrysalides sont parties.
Le ver de terre a pris son vol
Et jeté le froc aux orties;

L’aragne sur l’eau fait des ronds;
Ô ciel bleu! l’ombre est sous la treille;
Le jonc tremble, et les moucherons
Viennent vous parler à l’oreille;

On voit rôder l’abeille à jeun,
La guêpe court, le frelon guette;
A tous ces buveurs de parfum
Le printemps ouvre sa guinguette.

Le bourdon, aux excès enclin,
Entre en chiffonnant sa chemise;
Un oeillet est un verre plein,
Un lys est une nappe mise.

La mouche boit le vermillon
Et l’or dans les fleurs demi-closes,
Et l’ivrogne est le papillon,
Et les cabarets sont les roses.

De joie et d’extase on s’emplit,
L’ivresse, c’est la délivrance;
Sur aucune fleur on ne lit :
Société de tempérance.

Le faste providentiel
Partout brille, éclate et s’épanche,
Et l’unique livre, le ciel,
Est par l’aube doré sur tranche.

Enfants, dans vos yeux éclatants
Je crois voir l’empyrée éclore;
Vous riez comme le printemps
Et vous pleurez comme l’aurore.

Victor Hugo, L’art d’être grand-père

*toile de Charles Spencelayh

L’art d’être grand-père 4

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ROBINSON (Artie)

Je veille. Ne crains rien. J’attends que tu t’endormes.
Les anges sur ton front viendront poser leurs bouches.
Je ne veux pas sur toi d’un rêve ayant des formes
Farouches;

Je veux qu’en te voyant là, ta main dans la mienne,
Le vent change son bruit d’orage en bruit de lyre.
Et que sur ton sommeil la sinistre nuit vienne
Sourire.

Le poète est penché sur les berceaux qui tremblent;
Il leur parle, il leur dit tout bas de tendres choses,
Il est leur amoureux, et ses chansons ressemblent
Aux roses.

Il est plus pur qu’avril embaumant la pelouse
Et que mai dont l’oiseau vient piller la corbeille;
Sa voix est un frisson d’âme, à rendre jalouse
L’abeille;

Il adore ces nids de soie et de dentelles;
Son cœur a des gaîtés dans la fraîche demeure
Qui font rire aux éclats avec des douceurs telles
Qu’on pleure;

Il est le bon semeur des fraîches allégresses;
Il rit. Mais si les rois et leurs valets sans nombre
Viennent, s’il voit briller des prunelles tigresses
Dans l’ombre,

S’il voit du Vatican, de Berlin ou de Vienne
Sortir un guet-apens, une horde, une bible,
Il se dresse, il n’en faut pas plus pour qu’il devienne
Terrible.

S’il voit ce basilic, Rome, ou cette araignée,
Ignace, ou ce vautour, Bismarck, faire leur crime,
Il gronde, il sent monter dans sa strophe indignée
L’abîme.

C’est dit. Plus de chansons. L’avenir qu’il réclame,
Les peuples et leur droit, les rois et leur bravade,
Sont comme un tourbillon de tempête où cette âme
S’évade.

Il accourt. Reviens, France, à ta fierté première!
Délivrance! Et l’on voit cet homme qui se lève
Ayant Dieu dans le cœur et dans l’œil la lumière
Du glaive.

Et sa pensée, errante alors comme les proues
Dans l’onde et les drapeaux dans les noires mêlées,
Est un immense char d’aurore avec des roues
Ailées.

Victor Hugo, L’art d’être grand-père

*toile d’Artie Robinson

L’art d’être grand-père 3

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SAFAR (Lina)

Elle fait au milieu du jour son petit somme;
Car l’enfant a besoin du rêve plus que l’homme,
Cette terre est si laide alors qu’on vient du ciel!
L’enfant cherche à revoir Chérubin, Ariel,
Ses camarades, Puck, Titania, les fées,
Et ses mains quand il dort sont par Dieu réchauffées.
Oh! comme nous serions surpris si nous voyions,
Au fond de ce sommeil sacré, plein de rayons,
Ces paradis ouverts dans l’ombre, et ces passages
D’étoiles qui font signe aux enfants d’être sages,
Ces apparitions, ces éblouissements!
Donc, à l’heure où les feux du soleil sont calmants,
Quand toute la nature écoute et se recueille,
Vers midi, quand les nids se taisent, quand la feuille
La plus tremblante oublie un instant de frémir,
Jeanne a cette habitude aimable de dormir;
Et la mère un moment respire et se repose,
Car on se lasse, même à servir une rose.
Ses beaux petits pieds nus dont le pas est peu sûr
Dorment; et son berceau, qu’entoure un vague azur
Ainsi qu’une auréole entoure une immortelle,
Semble un nuage fait avec de la dentelle;
On croit, en la voyant dans ce frais berceau-là,
Voir une lueur rose au fond d’un falbala;
On la contemple, on rit, on sent fuir la tristesse,
Et c’est un astre, ayant de plus la petitesse;
L’ombre, amoureuse d’elle, a l’air de l’adorer;
Le vent retient son souffle et n’ose respirer.
Soudain, dans l’humble et chaste alcôve maternelle,
Versant tout le matin qu’elle a dans sa prunelle,
Elle ouvre la paupière, étend un bras charmant,
Agite un pied, puis l’autre, et, si divinement
Que des fronts dans l’azur se penchent pour l’entendre,
Elle gazouille… – Alors, de sa voix la plus tendre,
Couvrant des yeux l’enfant que Dieu fait rayonner,
Cherchant le plus doux nom qu’elle puisse donner
À sa joie, à son ange en fleur, à sa chimère :
– Te voilà réveillée, horreur! lui dit sa mère.

Victor Hugo, L’art d’être grand-père

*illustration de Lina Safar

L’art d’être grand-père 2

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BUSSY (Simon)

Mon âme est faite ainsi que jamais ni l’idée,
Ni l’homme, quels qu’ils soient, ne l’ont intimidée;
Toujours mon cœur, qui n’a ni bible ni Coran,
Dédaigna le sophiste et brava le tyran;
Je suis sans épouvante étant sans convoitise;
La peur ne m’éteint pas et l’honneur seul m’attise;
J’ai l’ankylose altière et lourde du rocher;
Il est fort malaisé de me faire marcher
Par désir en avant ou par crainte en arrière;
Je résiste à la force et cède à la prière,
Mais les biens d’ici-bas font sur moi peu d’effet;
Et je déclare, amis, que je suis satisfait,
Que mon ambition suprême est assouvie,
Que je me reconnais payé dans cette vie,
Et que les dieux cléments ont comblé tous mes veux.
Tant que sur cette terre, où vraiment je ne veux
Ni socle olympien, ni colonne trajane,
On ne m’ôtera pas le sourire de Jeanne.

Victor Hugo, L’art d’être grand-père

*toile de Simon Bussy

L’art d’être grand-père 1

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DAWSON BISHOP ELWELL (Mary) - 3

Comme c’est aujourd’hui l’anniversaire de celui qui a été et est toujours mon idole, même s’il est décédé depuis trente ans, j’ai eu envie de dédier ce dimanche à mon grand-père maternel. J’ai donc invité quelques lecteurs aux cheveux blancs à partager des extraits de L’art d’être grand-père de Victor Hugo, dont celui peint par Mary Dawson Bishop Elwell pour ces premiers vers :

Ah! vous voulez la lune? Où? dans le fond du puits?
Non; dans le ciel. Eh bien, essayons. Je ne puis.
Et c’est ainsi toujours. Chers petits, il vous passe
Par l’esprit de vouloir la lune, et dans l’espace
J’étends mes mains, tâchant de prendre au vol Phoebé.
L’adorable hasard d’être aïeul est tombé
Sur ma tête, et m’a fait une douce fêlure.
Je sens en vous voyant que le sort put m’exclure
Du bonheur, sans m’avoir tout à fait abattu.
Mais causons. Voyez-vous, vois-tu, Georges, vois-tu,
Jeanne? Dieu nous connaît, et sait ce qu’ose faire
Un aïeul, car il est lui-même un peu grand-père;
Le bon Dieu, qui toujours contre nous se défend,
Craint ceci : le vieillard qui veut plaire à l’enfant;
Il sait que c’est ma loi qui sort de votre bouche,
Et que j’obéirais ; il ne veut pas qu’on touche
Aux étoiles, et c’est pour en être bien sûr
Qu’il les accroche aux clous les plus hauts de l’azur.

13 décembre 2014

Des âges 9

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NISSEN (C.)

Frêle passager de la vie à la mort,
un chant te porte jusqu’à l’autre nuit.

Ton poème est un relais pour l’âme,
une ligne à l’horizon où tu disparais
dans les mots de tous les humains,
mots de tendresse, mots d’effroi,
– langage et silence de l’inachevé…

Ainsi auras-tu appris de toutes vies
à mesurer le sens de ce monde.

Jean Royer, Des âges solitaires

*choix de la lectrice de C. Nissen

12 décembre 2014

Des âges 8

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OBEIRNE (Fiona)

Ton ombre

Est-ce toi qui fais l’amour
à la nuit
ou bien la chaîne des âmes
étreintes
depuis le premier regard,
les visages de ta vie
aux yeux des femmes?

S’éclaire le chemin
des amours qui t’accompagnent
en un seul amour
et tu reconnais ton ombre,
tu t’en iras un jour
emportant dans ta solitude
cette ombre et toutes ses lumières.

Jean Royer, Des âges solitaires

*choix de la lectrice de Fiona O’Beirne

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