Le recueil aux pages jaunies 6
La lectrice d’Abel Buel Moore n’a rien dit. Et pourtant, je sais qu’elle a été émue par la lecture des vers de Saint-Denys Garneau. Il y avait quelque chose de trouble chez elle quand elle m’a rendu le livre ouvert à cette page :
Ma solitude n’a pas été bonne
Ma solitude au bord de la nuit
N’a pas été bonne
Ma solitude n’a pas été tendre
À la fin de la journée au bord de la nuit
Comme une âme qu’on a suivie
sans plus attendre
L’ayant reconnue pour sœur
Ma solitude n’a pas été bonne
Comme celle qu’on a suivie
Sans plus attendre choisie
Pour une épouse inébranlable
Pour la maison de notre vie
Et le cercueil de notre mort
Gardien de nos os silencieux
Dont notre âme se détacha.
Ma solitude au bord de la nuit
N’a pas été cette amie
L’accompagnement de cette gardienne
La profondeur claire de ce puits
Le lieu de retrait de notre amour
Où notre cœur se noue et se dénoue
Au centre de notre attente
Elle est venue comme une folie par surprise
Comme une eau qui monte
Et s’infiltre au-dedans
Par les fissures de notre carcasse
Par tous les trous de notre architecture
Mal recouverte de chair
Et que laissent ouverte
Les vers de notre putréfaction.
Elle est venue une infidélité
Une fille de mauvaise vie
Qu’on a suivie
Pour s’en aller
Elle est venue pour nous ravir
Dans le cercle de notre lâcheté
Et nous laisser désemparés
Elle est venue pour nous séparer.
Alors l’âme en peine là-bas
C’est nous qu’on ne rejoint pas
C’est moi que j’ai déserté
C’est mon âme qui fait cette promenade cruelle
Toute nue au froid désert
Durant que je me livre à cet arrêt tout seul
À l’immobilité de ce refus
Penché mais sans prendre part au terrible jeu
À l’exigence de toutes ces peines
Secondes irremplaçables.
Et quelle ombre au bord du parvis
Quelle ombre lumineuse amie
Attend les pas de nos déroutes
Que nulle pitié n’a suivie
Ni la nôtre.