Les orteils de la lectrice
« J’ai reconnu tes orteils », a-t-il dit.
Dire autre chose aurait été inutile. Ou peut-être pas aussi drôle.
Il n’habitait plus cette ville depuis longtemps. Parfois, ils se téléphonaient, question de prendre des nouvelles. Et quand il passait, c’était toujours en vitesse, de telle sorte qu’ils avaient rarement l’occasion de s’asseoir devant un café ou un repas. Et la lectrice peinte par Hannelore Teutsch, sa vieille amie de toujours, était là, dans ce parc, pieds nus.
Ils avaient été jeunes ensemble, avaient fait partie de la même bande de copains avec qui on va au cinéma, avec qui on fait des bouffes, avec qui on rêve. De tous, il était peut-être le seul qui se prenait vraiment au sérieux, et de tous, elle était sûrement celle qui se prenait le moins au sérieux.
Les orteils comme entrée en matière avaient un sens. Elles les ramenaient 25 ans en arrière. À un soir du mois d’août où endimanchés, parce qu’ils allaient au théâtre, elle n’avait pas résisté à la tentation de retirer bas et chaussures parce qu’il y avait là un bac à sable. Il l’avait regardée. Il avait regardé sa montre. Il était toujours en avance, mais tout de même. « Tu ne veux quand même pas que je t’accompagne? »
S’il avait à le demander, c’est que ce type n’était pas pour elle. Et il était resté là, avec sa cravate et ses chaussures vernies devant le bac à sable. Tandis qu’elle avait un plaisir fou auquel il ne participait pas. Il était bien trop sérieux pour ça.
-Tu fréquentes toujours les bacs à sable?
-Quand j’en ai l’occasion…
-Et sinon?
-Je me roule dans les feuilles l’automne.
-??
-Pas seule…
-Sait-il qu’il a de la chance?
-Je crois. J’espère. Il veut faire des châteaux de sable sur la plage. Avec moi.