Je sais que ce n’est pas poli de faire ça. Je le sais, ne me le dites pas. Mais je n’ai pu m’empêcher de lire par-dessus l’épaule de la lectrice de Karen Jones. Ça a été plus fort que moi. Il faut dire pour ma défense – s’il me faut me défendre – que j’ai reconnu la couverture du livre en passant à côté d’elle. Le Gardeur de troupeaux de Fernando Pessoa. Il n’en fallait pas plus pour que je veuille lire ce qui la rendait si rêveuse.
J’ai souri.
Elle lisait ce passage qui m’est cher :
J’ai passé une nuit blanche, en voyant sa forme hors de l’espace,
et la voyant sous des jours différents de ceux où m’apparaît sa personne réelle.
Je compose des pensées avec le souvenir de ce qu’elle est quand elle me parle,
et en chaque pensée elle varie en accord avec sa ressemblance.
Aimer, c’est penser…
Et moi qui oublie presque de sentir à sa seule pensée…
Je ne sais trop ce que je désire, même d’elle, et je ne pense qu’à elle.
J’éprouve une grande distraction surexcitée.
Lorsque je désire la rencontrer
je préfère quasiment ne pas la rencontrer,
afin de ne pas avoir à la quitter ensuite.
Je ne sais trop ce que je veux, et d’ailleurs, je ne veux pas savoir ce que je veux. Je veux seulement
penser à elle.
Je ne demande rien à personne, pas même à elle, sinon penser.