Les mots qu’on apprend à 10 ans et qu’on n’accepte jamais
C’est là-haut, dans ce qui a dû être un entrepôt, qu’on les a cachés. C’est par un escalier planqué derrière une bibliothèque qu’on accédait à l’annexe. C’est là, derrière ces fenêtres dont on se tenait loin, qu’elle écrivait des contes et qu’elle découpait des photos d’artistes des magazines que Miep lui glissait en douce en même temps qu’elle apportait de quoi approvisionner huit personnes.
C’est là, dans Amsterdam occupé, qu’elle a tenu jour après jour ce qu’on pourrait appeler aussi un journal de guerre, son journal intime. Des pages qui, depuis 1947, ont fait le tour de monde.
Bien qu’expurgé par Otto Frank, qui n’a pas voulu montrer au monde l’entièreté de sa fille cadette, les désirs de celle-ci qu’il a jugés « indécents » et la mésentente ponctuelle mais profonde entre les deux sœurs, le journal d’Anne Frank a marqué la vie de tous ceux qui l’ont lu. Il est de ces livres qui bouleversent, puisqu’il faut trouver un verbe et qu’il y en aurait cent des verbes qui pourraient dire l’effet de ces confidences.
J’avais 10 ans lorsque j’ai lu pour la première fois le journal. C’était à la fin du mois d’août, juste avant que l’école ne recommence, juste avant que je passe outre la rentrée scolaire à cause d’une mononucléose.
C’était le dernier été de mon grand-père, mais nous ne le savions pas.
Ce livre a été le dernier que j’ai partagé avec lui. Il a sorti sous atlas, m’a montré Amsterdam sur la carte, et puis Francfort qu’avaient fui les Frank dans l’espoir d’une meilleure vie, et puis Bergen-Belsen, le camp où elle avait trouvé la mort peu de temps avant la libération de celui-ci. Et il me racontait, me livrait en vrac Hitler, Churchill, le général de Gaulle, Mackenzie King qui déclare la guerre à l’Allemagne, et puis l’holocauste, et puis, et puis tout, même si j’avais 10 ans.
C’est à 10 ans que je suis sortie de la fiction pour entrer dans l’Histoire. C’est à 10 ans que j’ai décidé qu’il me faudrait un jour aller sur les pas de celle qui avait laissé sa vie aux mains des nazis, mais dont les écrits allaient pendant des années et des années initier des adolescentes à ce qu’ont été l’occupation et la deuxième guerre mondiale.
Je voulais aller sur place, voir de là-haut la vie qu’elle entendait derrière sa fenêtre. Je voulais marcher dans cette ville dont elle avait sillonné les rues avant de se retrouver en « captivité ». Et je suis allée voir la maison d’Anne Frank, un musée humanitaire dédié à l’holocauste. Il y avait une foule dense ce matin pluvieux et froid de mars 1985. Et pourtant. Et pourtant, le silence s’est abattu quelques minutes sur cette pièce qu’elle partageait avec le dentiste. Pendant quelques minutes, elle m’a fait partager chacune des photos épinglées au mur tandis qu’au loin sonnaient des cloches, celles-là même sûrement qui ponctuaient les heures de sa vie de clandestine.
Oui, pendant quelques minutes, 40 ans plus tard, elle est revenue. Ou du moins ai-je eu cette impression. Une impression si forte qu’elle a gommé toutes les autres. Une impression qui fait croire à l’immortalité, à cette vie après la mort qu’on nous vante, mais dont on doute.
S’il n’y avait pas eu ce livre offert par mon grand-père, s’il n’y avait pas eu ce qu’il m’a raconté et tout ce que j’ai pu lire depuis, s’il n’y avait pas eu Anne Frank, aurais-je eu autant de mal à supporter le racisme, me serais-je élevée très jeune contre toute forme d’intolérance ? Peut-être y serais-je arrivée en empruntant d’autres voies déjà largement tracées par des parents qui, ce même été qui s’est clôturé par le journal d’Anne Frank, m’initiaient déjà à ce qu’était le racisme. Il avait juste fallu une pancarte bien en évidence sur la porte d’un restaurant de New York pour que mes parents refusent d’entrer.
No barefoot, no dog, no Black.
Je ne comprenais pas trop. Pas de chemise noire, de souliers noirs ? C’est ailleurs, assis tranquillement dans un delicatessen, qu’on nous a expliqué à ma sœur et à moi. En vrac. Martin Luther King jr, John F. Kennedy, l’esclavagisme, Lincoln, et puis le Nord, le Sud, la guerre de Sécession, les guerres de religion… Et sûrement plus. Non, je n’allais jamais entrer dans un endroit où Black veut dire couleur de peau et non teinte de vêtement. Non, je ne tolérerais jamais que mon amie Soraya, dominicaine et foncée de peau, ne puisse fréquenter les endroits où moi je pourrais aller.
Cet été 1971 m’aura ouvert deux fois les yeux. D’abord sur le racisme : je n’avais jamais remarqué que la couleur de peau de mon amie puisse en faire une personne différente. Et ensuite sur la guerre. Elle n’est pas réservée aux soldats et les enfants meurent aussi.
Jamais je n’effacerai de ma mémoire la maison d’Anne Frank. Jamais je n’accepterai une pancarte comme il y en avait une à New York en juillet 1971. Et ne me dites pas qu’on ne parle pas de tout ça aux enfants de 10 ans.
Bonjour Lali
Je n’ai pas lu le journal d’Anne Frank, cependant, la première pièce de théâtre que j’ai vue à 15 ans c’est « Le Journal d’Anne Frank » au secondaire en 1969.
Ça a été un choc tellement c’était d’une part, dramatique et d’autre part criant de vérité par le jeu des acteurs et surtout de l’interprète de Anne Frank.
Moi aussi, j’ai été marqué à jamais par l’innocence et le courage d’une petite fille ainsi que de la douloureuse découverte du racisme.
Artie
Comment by artie — 8 juin 2006 @ 16:03
J’ai lu et relu et relu le Journal d’Anne Franck.
J’ai fait des exposés en cours d’Histoire sur les camps, sur le nazisme.
J’ai lu et relu des livres sur la guerre 39-45, beaucoup de Christian Bernadac.
Probablement et très sûrement sensibilisée par les récits de mon papa… peu nombreux mais si plein d’émotion !
Comment by LOU — 30 mars 2011 @ 14:59