En vos mots 891
Comme je suis allée hier à la vente d’élagage des bibliothèques de Laval et que j’ai une vingtaine de livres de plus à lire et à ranger, cette étagère de l’artiste slovaque Bupilla me semble tout à fait de criconstance pour l’En vos mots de cette semaine.
À vous de donner vie à cette scène livresque, à votre façon, comme vous le faites semaine après semaine. C’est avec plaisir que nous vous lirons dans sept jours, et pas avant, au moment de la validation des textes déposés sur la scène livresque de dimanche dernier. Textes que je vous invite d’ailleurs à lire et à commenter, si vous en avez envie.
D’ici là, profitez du beau temps. Lisez dehors. Et rendez-vous dans une semaine pour la suite!
Lisbonne, 26 mai 2024
Ma chère B.,
Je ne me souviens plus du jour où je t’ai perdue. Je ne me souviens plus par quel hasard du destin tu t’es trouvée du jour au lendemain chez les sœurs. Et moi, ailleurs. Un autre destin. Sans doute avons-nous pleuré chacun dans nos solitudes. Nous n’avions personne d’autre que l’autre. On n’avait pas encore appris ce que solitude veut dire. Mais elle était déjà là. Comme une plaie. Incurable.
Chez Mme L., ça sentait le café. Le pain frais. La confiture de cerises. Le linge propre. Et des parfums inconnus qui m’intimidaient autant qu’ils éveillaient ma curiosité d’enfant perdu.
Puis ce silence. Et des photos immobiles que le temps avait vieillies.
Chez Mme. L., on lisait, comme d’autres font leur prière. Sans un mot. De temps en temps, elle prenait le temps de me regarder. Sans rien dire. Juste son sourire. Le piège. C’est ainsi, avec une douce ruse, qu’on apprivoise les chiens peureux. Mme L. savait y faire. Sans rien bousculer. Elle avait le regard paisible de ceux qui avaient traversé toutes les tempêtes. Un regard doux. Tantôt triste. Parfois lointain. Jamais sombre.
Je ne sais pas combien de temps je l’ai observée avant que sa douceur ait raison de mes craintes. Avant que je découvre que la tendresse est une voix qui dit ton nom d’une manière que personne ne saura jamais le prononcer. Une voix qui te réveille en te chuchotant que c’est l’heure. Une voix que tu as tant rêvé d’entendre, chaque matin, à ton réveil, sans jamais penser qu’un jour elle te manquera tellement que tu seras aussi perdu et apeuré que l’oiseau tombé de son nid.
Quand j’y pense, je ne peux que revenir à ce jour où nous nous sommes perdus. Et je ne peux que t’imaginer, seule, apeurée, chez les sœurs. Oisillon tombé de son nid. Paisible dans ton sommeil. Peut-être. Mais dans ton sommeil seulement. Et pas toutes les nuits.
Je sais que chaque jour est un voyage en enfer quand l’enfance manque d’amour. Et de l’enfer, tu es revenue. Parfois… D’autres, il te suffit d’un mot, d’un regard. D’un souvenir. Puisque l’enfer ne s’éloigne jamais. Il jalouse le bonheur.
Et pourtant, il me semble avoir lu quelque part que les grandes personnes se chargent du bonheur des enfants.
Alors, il ne nous restera qu’à leur pardonner. Pour être heureux.
Je t’embrasse.
A
Comment by Armando — 22 mai 2024 @ 0:25
A la vente de garage de ce matin, elle a acquis une étagère. Longtemps elle a hésité entre un vieux meuble en bois vernissé, un peu lourd, et un autre plus léger, en bambou style asiatique, orné de coeurs. Ce sont les coeurs qui l’ont décidée! Il lui fallait bien un rangement, pour la vingtaine de bouquins qu’elle venait de se procurer. Seulement maintenant elle s’aperçoit un peu dépitée que cet espace va être trop exigu pour tout y caser. En effet, elle n’a pas acheté qu’une vingtaine d’ouvrages, mais aussi divers objets qui l’ont tentée. Elle se retrouve donc avec plusieurs plantes, un vase, une magnifique assiette de faïence, plus quelques menus bibelots, et tout cela va devoir trouver place et faire bon ménage sur les rayonnages.
Après maints essais, voici enfin que tout est bien mis en valeur à son goût. Quelle chance d’avoir trouvé un emplacement parfait dans son logis pour l’étagère. Très surprenant d’ailleurs, dans un lieu aussi bondé. Elle s’étonne toujours. Et elle entend en écho la voix de sa grand-mère répétant si souvent: « Quand il n’y a plus de place, il y a encore de la place! ». Mais elle n’a pu placer que quinze livres, et il lui faudra donc tant bien que mal serrer dans sa bibliothèque, déjà bien remplie, les cinq volumes restants. Qu’adviendra-t-il donc, lors de sa prochaine moisson? Car elle sait très bien qu’elle est incapable de se rendre à une vente de garage (dont la saison ne fait que commencer), ou de passer devant une librairie, sans en revenir les bras chargés!
Comment by anémone — 23 mai 2024 @ 16:48
Je me souviens des tableaux à fleurs, accrochés aux murs fatigués. On aurait dit un printemps anarchique que le temps ne fanera jamais. Et cela lui plaisait. Il lui arrivait d’y perdre son regard longuement, comme si les tableaux lui murmuraient d’anciennes histoires qu’elle était la seule à entendre.
Puis, quelques bouquins. Anciens. Enjolivés de leurs reliures aux lettres dorées déjà usées. « Plus personne ne veut lire ce genre de bouquins, l’entendais-je se plaindre. Ce qu’ils racontent ne semble plus avoir d’importance. D’ailleurs, c’est écrit dans un français ancien. Très beau. »
Et c’était vrai qu’ils étaient tellement anciens que je me suis dit qu’’il n’y avait qu’elle qui pouvait les comprendre. Mais ils étaient jolis. Très vieux. Mais jolis. Puis, ils semblaient combler sa solitude.
Un petit-fils qui vivait loin la visitait quelquefois. Toujours à l’improviste. Il prétendait vouloir prendre de ses nouvelles. La santé. Le moral. Tout ça. Sans vraiment l’écouter. Et elle le savait. Et elle faisait semblant de l’ignorer. Puis, au bout d’une demi-heure, exaspérée, elle
déposait quelques billets dans sa poche. Comme pour le remercier d’être passé. Ou pour s’en débarrasser. Comment le savoir avec certitude puisqu’elle ne disait jamais rien. Elle le voyait s’éloigner et esquissait un sourire soulagé.
Un jour, alors que j’enlevais la poussière déposée sur les bouquins, j’ai été perplexe de l’entendre : « Quand je ne serai plus là, tu peux les prendre. Ils étaient à mon défunt mari. Il les a tous lus. Tu dois faire attention parce qu’il y a des feuilles séchées à l’intérieur. Il aimait tellement cela. Mon doux Paul. Il prétendait que c’étaient les plus jolis marque-pages du monde. Faudra que tu me promettes que tu ne les abandonneras pas. Tu en feras bon usage. Je me demande si l’autre vaurien sait lire. Tellement qu’il est bête. »
Je l’ai regardée en silence. Je n’avais jamais pensé qu’elle pouvait parler autant en une seule fois.
« Je vous le promets, madame. Je les garderai. J’en prendrai soin», lui ai-je répondu, intimidé. Hésitant.
Trois jours après, elle n’était plus là. Depuis si longtemps que son doux Paul lui manquait, qu’elle est sûrement partie heureuse dans l’espoir de le retrouver.
Désormais, chez moi, il y a quelques bouquins anciens. Enjolivés de leurs reliures aux lettres dorées déjà usées. On peut penser que plus personne ne veut lire ce genre de bouquins, mais ce n’est pas tout à fait vrai.
Depuis son départ, chaque semaine, je m’assois au bord de sa tombe et je lui murmure quelques lignes. Pour combler ma solitude.
Comment by alr — 23 mai 2024 @ 21:16