En vos mots 120
Avaient-ils une idée en tête quand les personnages du peintre argentin Manuel Vacas se sont dirigés vers les tentes de librairies à l’extérieur ou n’en avaient-ils aucune? Voulaient-ils ne rien décider d’avance et se laisser guider par l’inspiration du moment devant un titre, un résumé ou une couverture?
Peut-être même étiez-vous parmi eux, à caresser un livre ou l’autre. À vous laisser séduire par un titre. À vous emballer pour la reproduction d’une toile sur l’une des couvertures qui, pour qui ne sait pas s’attarder, sont toutes pareilles. À flâner, parce qu’il n’y a rien de tel que de se laisser aborder par un livre.
Ne vous encombrez pas d’idées préconcues. Abandonnez-vous au jeu que propose la catégorie En vos mots dimanche après dimanche. Laissez la toile peinte se raconter ou vous raconter son histoire ou la vôtre.
Nous vous lirons avec grand plaisir dans sept jours exactement, comme le veut l’habitude.
Bonne semaine et bon dimanche à tous!
J’avais pris l’habitude de m’arrêter en fin de journée, en rentrant du boulot, chez Sophie qui, comme elle se plaisait à le dire, avec l’œil malicieux, occupait un bout de trottoir du quai de la Seine.
Au fil du temps, elle était devenue, parmi tous les bouquinistes ayant pied sur les quais de la Seine, un peu comme ma deuxième famille. Je me souviens encore de notre premier échange de mots. Je promenais mon regard sur son étalage, sans oser toucher les livres. Mes économies m’interdisaient toute dépense. Je lisais les couvertures jusqu’au moindre détail. Là, sous mes yeux j’avais le :
Traité d’optique
sur les réflexions, réfractions,
inflexion, et couleurs
de la lumière
Par M. Le Chey Newton,
Traduit de l’Anglais
par M. Coste.
Sur la seconde édition, argumenté par l’auteur
Tome premier
A Amsterdam
Chez Pierre Humbert.
M.D.CC.XX.
Puis, plus loin je pouvais lire :
L’Asne d’Or
ov les
Metamorphoses
de Lvce Apvlee
Philosophe platonique
Illvstre de commen-
Taires apposez au bout de chaque liure,
Qui facilitent l’intention de l’Auteur.
Oevvre de tres-galante
inuention, de tres-facetieuse lecture
& de singuliere doctrine
Iouxte la coppie imprimée
A Paris
Clez Abel L’Angelier
M.DC.XII
-Vous cherchez une œuvre en particulier?
-Non madame, je regarde… Comme ça… Par curiosité…
-Alors regardez… regardez… c’est gratuit…
Et elle est repartie vers un autre client, avec qui elle a échangé quelques mots rieurs, en me regardant.
Faut dire que cela me laissait indifférent. J’avais pris l’habitude qu’on se moque de moi. J’avais tellement l’habitude que quand on ne le faisait pas cela m’agaçait un peu.
-Vous voulez un café?… Voilà qu’elle revenait.
-Non madame… merci.
-Eh ben… moi je vais m’en chercher un…. Vous jetez un coup d’œil à mes bouquins, j’arrive…
Et aussitôt dit, elle s’en est allée, d’un pas pressé en direction du bistrot de la petite rue sombre où elle avait ses aises.
-Ils sont cons! Le café est froid, m’a-t-elle lancé en me souriant. Tu viens d’où, mon gars?…
-Je suis de passage… en vacances…
Elle m’a regardé doucement de haut en bas et d’un air moqueur m’a lancé: «Et tu loges au Georges V je parie… allez, arrête tes conneries… La semaine dernière, t’es venu deux fois. Cette semaine, c’est déjà la troisième… soit tu viens pour mater la vieille Sophie, soit ton parcours touristique est un peu limité, mon gars…
Je crois que j’ai baissé les yeux. Il y avait de l’impudeur dans cette désinvolture. Je n’étais pas habitué à ce que les femmes me parlent sur ce ton-là. Ni sur un autre d’ailleurs. Je n’étais plus habitué à ce qu’on me parle. Tout simplement. Alors, le fait que quelqu’un puisse m’adresser la parole, même pour me rendre ridicule, cela faisait naître en moi le sentiment que je n’étais plus anonyme et invisible, pareil à tant d’autres, sombres, qui traînent dans les grandes villes sans savoir où aller. Trop fiers pour pleurer. Trop lâches pour en finir.
-C’est que… bon… je m’en vais… au revoir…
-Attends deux secondes, mon gars. Je me fous de savoir d’où tu viens. J’ai dit ça comme ça… mais au fond de moi je m’en fous tu sais… Juste que je te vois un peu paumé et que cela me serre le cœur. T’as envie de lire un bouquin, prends-le. Tu dévores les bouquins des yeux comme un affamé dévore la vitrine d’une boulangerie. Allez, prends-le ce putain de bouquin… tu crèves d’envie de le prendre…
Depuis ce jour, nous ne sommes jamais perdus de vue. Ni de vie. Elle vivait seule dans une chambre de bonne, dans un de ces immeubles crasseux du côté de Montmartre.
-Les fesses et les mecs c’est terminé, me disait-elle sans aucune gêne. Soit c’est l’un ou l’autre. Pas les deux. Alors entre nous pas de fesses. D’accord ?
-D’accord, madame…
Sophie, arrondissait les fins de mois en faisant du ménage, le soir, dans les bureaux, et puis quelques travaux ici et là. Je l’aidais, comme ça elle terminait plus tôt et était moins fatiguée. Et puis elle me faisait rire comme personne. Jamais d’amertume, ni contre les gens ni contre la vie. Toujours ce mot grinçant qui faisait rire et qui nous amenait vers cette certitude que demain serait, enfin, notre jour de chance.
Et puis, un matin. Un de ces matins qui ne vous inspirent pas confiance. Vous ne savez pas exactement pourquoi mais c’est ainsi. Un de ces matins qui vous regardent de travers dès le saut du lit, comme s’il n’était pas heureux de vous voir encore debout.
Et puis, un matin… J’ai encore dans la tête le bruit aigu des freins qui a duré une éternité. Puis un bruit sourd, suivi de quelques clameurs et le bruit de l’agitation. Mon cœur n’a fait qu’un bond. De la fenêtre, j’ai reconnu la jupe démodée à fleurs. C’était elle…
J’ai descendu les escaliers aussi vite que j’ai pu et j’ai couru. Je me suis mis à genoux et j’ai pris sa tête. Elle ne respirait plus. Elle avait un sourire apaisé, mais elle ne respirait plus.
Un policier s’est penché vers moi.
-Vous êtes de la famille?…
-Non, monsieur. Je la connaissais à peine… comme ça. Elle s’appelle Sophie.
Une pluie fine s’est mise à tomber presque aussitôt que l’ambulance amenait son corps…
Je ne sais pas pourquoi je me suis mis a pleurer. Dans ma tête, les mots de ce policier : « Vous êtes de la famille? »… Et pourquoi ai-je répondu non? Pourquoi?… alors qu’elle était tout ce que j’avais…
Comment by Armando — 31 juillet 2009 @ 12:46
C’est samedi et la journée s’annonce très belle quoique un peu fraîche. Le quai des bouquinistes sent le jasmin fleuri pas très loin. Une journée comme Vincent les aime. Une journée propice pour discuter avec les clients qui eux, ont tout leur temps puisque c’est jour de congé pour certains. Depuis plusieurs années, il est installé là, à la même place. Il adore son métier et pour rien au monde ne voudrait changer.
L’endroit est idéal car tout près se trouve un marronnier et un banc. Les badauds fatigués peuvent faire une petite pause et en voyant Vincent discuter et vendre des livres cela leur donne envie d’aller voir de plus près.
Vincent est fier de son stand. Dès le matin, après avoir bu son café et lu le journal dans la brasserie d’en face, il décharge sa camionnette, place ses livres sur le stand avec délicatesse, suspend les reproductions d’aquarelles qui le font rêver chaque jour. Il aurait voulu être peintre mais la vie lui fit prendre un autre chemin.
Les livres ont toujours été sa passion depuis qu’il était en âge de lire. Les poèmes des grands auteurs lui sont familiers et c’est pour cette raison que les habitués de son stand reviennent pour un conseil ou découvrir un autre livre tant ils ont été enchantés par leur lecture et aussi pour la culture de Vincent sans oublier sa gentillesse envers les clients. Il a toujours un mot sympathique pour celui ou celle qui cherche ce qu’il ne trouve pas ailleurs. Lorsqu’une personne lui pose une question, Vincent explique, suggère, donne son avis mais sans jamais pousser à la vente. Il s’est toujours dit que c’est au lecteur de faire son choix. Voilà le secret de ses ventes.
Tout à coup, Vincent entend une douce voix : Monsieur, s’il vous plaît…
Oui, Madame, puis-je vous aider?
Avec grand plaisir. Avant de mettre vos piles de livres en désordre, je souhaiterais savoir si vous avez un livre que je cherche depuis longtemps. Il s’agit de « Pensées de Marc-Aurèle ».
Je désire l’offrir à ma sœur qui est encore en étude.
Voyez-vous cette citation « La nature rend chacun de nous capable de supporter ce qui lui arrive », elle est justement de Marc-Aurèle. Un jour, ma grand-mère m’a donné ce petit billet et depuis, je l’ai toujours sur moi.
Vous avez raison Madame de le garder, c’est un bien beau cadeau.
Pour le livre que vous cherchez, je ne l’ai pas ici mais je sais où le trouver. Revenez me voir la semaine prochaine.
D’accord, vous êtes très aimable. En attendant, je vais me laisser tenter par cette reproduction, cela fait un moment que je la regarde et je ne résiste pas. Elle est superbe.
L’après-midi de Nicole se termine sur une belle note. Elle est très heureuse d’avoir trouvé la reproduction d’une toile de ses rêves et samedi prochain, elle pourra offrir à sa sœur le livre qu’elle a cherché pendant des mois.
Nicole a choisi la magnifique reproduction de Claude Monet « Effet d’Automne à Argenteuil » 1873.
Encore une belle journée, se dit-elle!
Comment by Denise — 31 juillet 2009 @ 15:57
Que beau texte Armando! J’en ai les larmes aux yeux! Je n’ai pu m’empêcher de le lire à Domi. Lui aussi en a été très ému!
Comment by Chantal — 3 août 2009 @ 9:18
Denise, il me plairait de rencontrer un bouquiniste tel que tu le décris. Et J’ai beaucoup aimé ce petit billet de la grand-mètre.. avec sa citation ! De quoi encore méditer…
Comment by Chantal — 3 août 2009 @ 11:34
Merci vraiment à tous deux pour le plaisir que j’ai eu à vous lire.
Comment by Chantal — 3 août 2009 @ 11:41
Tes mots me touchent Chantal. Merci.
Comment by Denise — 3 août 2009 @ 14:30