Lali

18 avril 2008

Celle à qui je faisais des tresses

Filed under: États d'âme,Couleurs et textures — Lali @ 10:48

fincher

Elle a un jour été cette petite fille peinte par Kathryn Andrews Fincher, à qui j’apprenais à lire, à qui je faisais faire ses devoirs et qui traçait maladroitement des lettres dans son cahier. Je lui faisais des tresses ou des couettes, selon le goût du jour. Un samedi ou un dimanche sur deux. Puis plus souvent, parce que ça n’allait pas toujours bien chez elle et qu’elle aimait se retrouver collée contre moi, dans le calme. Sans les cris.

On lisait, on fabriquait des objets inutiles et décoratifs, on faisait des tartes, on écoutait des films, on faisait du camping dans le salon, elle me chuchotait des secrets. Et puis, on se taisait dès qu’il franchissait la porte. Il n’était plus ce clown qui avait le soleil dans son ventre qu’elle avait dessiné quand elle avait cinq ans.

Elle grandissait trop vite. Elle voyait des choses que les enfants ne devraient pas voir. Sa mère qui remplaçait ses pilules qui stabilisaient son déséquilibre mental par du vin. Son père qui, entre deux gorgées de bière, s’en prenait à l’humanité toute entière qu’il estimait responsable de tous ses malheurs.

Elle était plus adulte qu’eux deux. Et ne pouvait être une petite fille qu’avec moi. Pas aussi longtemps qu’elle aurait dû l’être. Parce qu’à douze ans, elle était la mère de sa mère. Une mère qui sombrait. Si bien que ses deux filles ont demandé d’aller vivre chez leur père respectif après une énième tentative de suicide de leur mère.

Je n’ai pas pu refuser. Même si je savais qu’elle verrait des choses dont je voulais la protéger. Ce père qui ne serait jamais responsable. Ce père avec qui j’avais peur de la laisser seule, parce que je ne savais pas quelle lubie allait allumer le peu de jugeote qu’il lui restait.

Elle n’a raté aucun drame, aucun excès de folie. Un jour, alors qu’elle avait quatorze ans, elle m’a regardée d’un regard que je n’oublierai jamais. « Sauve ta peau. Je n’ai pas besoin de lui pour continuer à te voir. Tu m’as donné assez pour que je me débrouille dans la vie. »

Je l’ai revue pendant un moment. Elle me restait attachée. Puis, elle a eu sa vie à elle. Son premier amour à quinze ans, le fruit de cet amour neuf mois plus tard. Elle se débrouillait. Plutôt bien. Elle disait que je lui avais appris à être forte. Puis, elle a fui le père de son fils. Entre l’école et l’enfant dont elle s’occupait, elle trouvait même le temps de veiller sur sa mère.

Un jour, elle est venue me présenter un garçon. Et je ne l’ai plus revue. De temps en temps, la dernière fois il y a deux ans, elle téléphonait. Pour me dire merci de tout ce que j’avais fait pour elle. Qu’elle me porterait toujours dans son cœur.

J’ai croisé Chrystine hier. Avec le même garçon. Elle sortait de l’hôpital, un bébé sous le bras. Shelby, si j’ai bien compris. J’ai compris que c’était son troisième enfant. Et j’ai vu son visage rayonnant. Visiblement, j’avais devant moi une jeune femme épanouie. De vingt ans et quelques mois. Mère de trois enfants. Je ne sais pas si c’est le courage ou l’inconscience qui la pousse ainsi à donner ce qu’elle a si peu eu. Et tandis que je m’éloignais, une larme a coulé sur ma joue. Avais-je raté quelque chose pour qu’elle se précipite ainsi dans cette vie à l’âge de l’insouciance de la jeunesse ou devais-je être fière d’elle?

6 commentaires »

  1. Seule, Chrystine pourra peut-être te le dire un jour !

    Merci Lali pour ce très beau et émouvant billet.

    Comment by Denise — 18 avril 2008 @ 11:03

  2. « Avais-je raté quelque chose pour qu’elle se précipite ainsi dans cette vie à l’âge de l’insouciance de la jeunesse ou devais-je être fière d’elle ? »

    Très émouvant ton texte, Lali ! Très fort, très humain. Je travaille dans le social depuis 25 ans, j’étais salariée, je suis maintenant bénévole. Ton témoignage me touche particulièrement. Quand je revois des gens que j’ai accompagnés, quand ils me disent tout ce que je leur ai apporté, je m’étonne toujours.
    Tu as fait bien plus que tu ne crois pour cette petite fille, Lali. Femme, elle n’oubliera rien… même si la voie qu’elle a prise n’est pas celle que tu lui souhaitais.

    Comment by agnès — 18 avril 2008 @ 12:54

  3. Je suis comme Agnès,on apporte souvent bien plus que l’on pense,sans vraiment s’en rendre compte.
    On le fait avec le coeur,tout naturellement,comme tu l’as fait avec cette enfant,et le résultat est là..elle est heureuse,et tu seras toujours dans sa mémoire et dans son coeur.

    Comment by Géraldine — 18 avril 2008 @ 16:32

  4. Cela me fait penser à ce projet récent de donner aux nouveaux compagnons d’un couple séparé le droit de voir l’enfant qu’ils ont élevé lors d’une autre séparation.
    C’est une histoire que je connais aussi, celle de la petite fille qu’on a apprivoisé, chéri pendant plusieurs années – sans pour autant se substituer à la mère – et voilà qu’en un seul jour, il vous est interdit de la revoir, vous n’êtes rien, personne, pire, celle qui voulait seulement peindre, celle qui est partie, et dans votre coeur reste la blessure de ce temps volé, de ce sourire perdu d’enfant, longtemps, même quand vous le retrouvez plus tard et qu’il vous remplit à nouveau de joie.
    Edith

    Comment by Edith Gorren — 19 avril 2008 @ 4:55

  5. Je n’ai pas de mot et que des larmes qui coulent en lisant ton texte..j’aurais aimé à l’âge de cette petite fille avoir une maman ou une grande soeur de remplacement comme toi pour pouvoir me construire..je ne l’ai pas eu mais..aujourd’hui j’ai trois enfants Lali malgré les coups de blues, les angoisses les doutes je redonne maintenant ce que je n’ai pas eu..peut-être que c’est de l’inconscience sûrement dans l’époque où on vit mais tu peux quand même tu peux être fiere d’elle..bon je me sauve c’est trop dur..bon dimanche à toi.

    Comment by beatrix — 20 avril 2008 @ 7:10

  6. Fière d’elle et fière de toi. Un jour ,une sage femme m’a dit que si un enfant reçoit « son petit sac  » avec tout dedans pour la vie, il est capable de former une bonne base pour ses enfants aussi; les petit sacs ,ce sont les parents qui les remplissent. Parfois ,ils n’en sont pas capable. Toi, tu a rempli le petit sac de tout ce dont toi tu était capable; probablement, le garçon y a mis du sien aussi , et vois : elle est heureuse…. elle a raison de te dire merci.

    Comment by cath — 20 avril 2008 @ 13:11

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