Les samedis d’Hortense
Chaque samedi, et ce depuis quelques mois, Hattie entraîne Hortense dans un café et lui fait la lecture. Pas n’importe quelle lecture. Hattie a décrété qu’elle était écrivaine et qu’elle allait être reconnue internationalement. Et d’après ce qu’elle a lu sur les auteurs en vogue, il faut faire lire ses textes ou les lire à haute voix à autrui pour les tester. N’ayant pas encore une foule d’adminrateurs à ses trousses, la futur grande écrivaine d’Isaac Maimon a élu sa meilleure amie public attitré, de telle sorte que tous les samedis, elle lui lit des pages de son work in progress qui sera le roman du XXIe siècle. Elle est absolutely convaincue. D’ailleurs, elle le fera traduire. Aussi bien le faîre paraître dans la langue de John Grisham pour s’assurer un tirage à la hauteur des ventes escomptées.
Hortense l’écoute.
Hortense a bon cœur et elle n’est pas une briseuse de rêves. Mais elle sait bien que son amie n’a pas un talent à la hauteur de son ambition. Mais est-ce quelque chose qu’on dit? Et puis, Hattie, qui ne souriait plus, semble si heureuse… Aussi bien laisser l’infâme tâche aux éditeurs. Ils sont habitués, eux. Et même, ils ont des lettres toutes faites pour ça. Pas elle.
« Et d’après ce qu’elle a lu sur les auteurs en vogue, il faut faire lire ses textes ou les lire à haute voix à autrui pour les tester. »
Pas nouveau !!
Lisez plutôt le récit désopilant de la fameuse épreuve du « gueuloir » selon Flaubert !
Et surtout lisez tout le récit de cette soirée : notre grand Flaubert fait la cour à la Princesse et devient un pauvre Gustave ! Méchante que je suis… J’ai bien ri ! Mais je pense que vous ferez comme moi !! La suite est aussi intéressante à propos de sa relation avec Mathilde, à propos de l’époque et… de notre grand styliste !!
Gustave Flaubert chez la Princesse Mathilde,
souvenir d’une soirée à Saint Gratien par le comte Joseph Primoli
« C’est Mathô lui-même, ou plutôt c’est Frédérick-Lemaître, jouant un drame romantique. Ni ce grand artiste, ni un comique, en l’«imitant», ne saurait donner l’idée de Flaubert lisant, vociférant, chantant son œuvre : ses yeux vert de mer lancent des éclairs, sous les sourcils noirs qui les abritent ; sa moustache se hérisse, sa poitrine se gonfle, sa main tremble et le livre qu’il tient entre ses doigts semble agité par une vague…
Et il lit, de sa voix mugissante et sonore qui vous berce, comme dit Goncourt, dans un bruit pareil à un ronronnement de bronze. Aussi, quand il sort de l’une de ces lectures, il semble sortir d’une crise…
Jamais il n’a été plus content, sa satisfaction déborde par tous les pores : «C’est vrai, dit-il, j’ai débité le dernier chapitre d’une façon qui m’a ébloui moi-même…» Et, sur les instances du groupe d’admirateurs qui le presse, il répète avec complaisance la fameuse phrase :
«Les mercenaires crurent voir au haut d’un caroubier quelque chose d’extraordinaire : une tête de lion se dressait au-dessus des feuilles».
Alors, à la voix tonitruante, à la mimique de l’artiste, on croit voir la tête de Flaubert se métamorphoser en tête de lion, dont la crinière semblait flotter sur la nuque : les chiens eux-mêmes, saisis d’épouvante, redoublent leurs vociférations et leurs hurlements, comme s’ils voulaient donner la chasse à cet animal invisible qui leur apparaît…
Les auditeurs vont au fumoir ; Flaubert reste seul avec la Princesse.
«Allons, lui dit-elle, calmez-vous… ne faites pas crier mes chiens… à quoi bon vous mettre dans cet état ?… Vous allez vous rendre malade : il faudra vous soigner… Oh ! ces hommes ! quels animaux ! Ne pourriez-vous pas lire comme tout le monde ?… Phil ! Mouche ! Soc ! Tchine ! taisez-vous ! vous êtes insupportables… Aussi vous hurlez : elles ont cru que vous me grondiez, les pauvres petites !… A vos corbeilles, mesdemoiselles !… Et vous, Flaubert, ici, près de moi, soyez sage… Mon Dieu ! peut-on s’échauffer ainsi !…»
Et la bonne Princesse, de son fin mouchoir de dentelle, essuie le front de son vieil ami, qui s’est laissé choir auprès d’elle…
Le bon géant, ému de ces soins maternels, essaie de prendre la jolie main compatissante pour la porter à ses lèvres….
«Soyez sage et ne recommencez plus : je me ferai continuer votre bouquin par un lecteur plus raisonnable, puisque cela vous met dans un pareil état….
– Mais je me calme pour vous, Princesse, je mets une sourdine à ma voix en votre honneur : quand je suis seul, la nuit, à Croisset, dans mon gueuloir, je crie bien plus fort….
– Ce doit être beau !
– L’autre nuit, en essayant l’effet de mon dernier chapitre, ma voix a fait résonner mes plumes de fer dans ma coupe de bronze : j’ai cru qu’une veine avait éclaté dans ma poitrine ; je me suis arrêté ; je m’attendais à dégorger un flot de sang….
– Vous êtes fou ! Vous vous tuerez, à ce métier-là.
– C’est mon métier.
– Il est joli ! »
http://www.bmlisieux.com/curiosa/mathilde.htm
Comment by Reine — 26 janvier 2008 @ 22:16