
On l’a si souvent exclue qu’elle en a fini par apprendre à s’exclure d’elle-même des conversations, des situations, d’une certaine vie. Qu’elle a fini par vivre à part dans un monde où peu sont admis.
Je crois que ça a commencé le jour où elle a aimé les livres, où ceux-ci lui ont apporté plus que les êtres humains, où elle a choisi de se réfugier là, dans le monde des mots, pour qu’on ne l’atteigne plus. C’était il y a longtemps. Dès l’enfance, si je me souviens bien. Dès l’âge où les gamins jouent à cache-cache ou au ballon. Souvent, au lieu de se joindre à eux, elle s’asseyait là, sous l’arbre, silencieuse, avec un livre. Elle les regardait. Ils s’amusaient. Elle était heureuse qu’ils ne viennent pas lui demander toutes les cinq minutes si elle voulait venir jouer. Ils ne comprenaient pas ce besoin qu’elle avait d’être ailleurs, mais ils laissaient faire. Ils était si nombreux. Une de plus, une de moins, quelle différence, finalement.
D’autres occasions sont venues de l’exclure, de s’exclure. En plus des livres, elle n’aimait pas ce que les autres aimaient. Elle n’aimait pas essayer des vêtements pendant des heures avec les copines. Elle aimait les chansons en français, celles d’un autre temps, quand il n’y en avait que pour le disco. Elle parlait bien, faisait attention aux mots. On disait d’elle qu’elle était snob à cause de ça. C’est comme ça qu’elle a appris à se taire. Un peu, beaucoup, la plupart du temps.
Lorsque les autres ont connu leur premier baiser, elle y a peut-être rêvé un peu. Juste un peu. Sans jalousie. Ce monde n’était pas pour elle. Elle était l’héroïne de la chanson de Françoise Hardy et ça lui suffisait.
Et les années ont passé. Elle s’est faite de plus en plus petite pour qu’on ne la remarque pas, pour s’exclure avant qu’on ne le fasse. Parce que ça fait moins mal de le faire soi-même. Tout en se battant pour que ça n’arrive pas à d’autres. En s’oubliant, elle. En portant le poids de l’humanité souffrante sur ses épaules, lui avait dit un de ses profs, un jour, quand elle avait 20 ans. En portant ce poids longtemps. Très longtemps. Compagne des éclopés du cœur, des dépressifs, des rejetés, des isolés et des exclus, elle les écoutait et leur laissait toute la place pour qu’ils repartent plus heureux. Jusqu’au jour où elle a mis de plus en plus de distance entre ces écorchés et elle. Pour se préserver. Pour sauver sa peau et ne pas couler avec eux.
Elle sait se faire minuscule. Se terrer. Sa différence, ses amitiés lui ont valu tellement d’exclusions qu’une nouvelle ne changera rien. Elle ne se battra pas inutilement. Il y a une bulle pour la lectrice de Zoltan Klie. Une bulle de mots et de livres. Où rares sont les admis. Où les admis seront de plus en plus rares.