Musique au ventre
Même les cordes qui s’ajustent entre elles avant que le concert ne commence ont un effet sur moi, car de la cacophonie naîtra l’harmonie. Et c’est toute tremblante, le corps et l’âme à fleur de peau, que je vis un concert de musique classique. C’est fragile que je laisse la musique me prendre sans réfléchir.
Ce fut le cas hier soir à Vincent d’Indy pour le concert de l’orchestre de l’école. J’étais loin, au fond de cette salle, mais on n’est jamais bien loin quand la salle est petite, personne devant moi, les yeux rivés à ce qui allait se jouer de passion. Et tous les concerts de ma vie me revenaient en tête. Ceux des grandes salles, bien entendu, mais encore davantage ceux de mon adolescence où je m’aventurais sur scène, nœud au ventre, pour une des Scènes d’enfants de Schumann ou un prélude de Chopin; ceux où j’allais encourager mes amies, pianistes, violonistes ou guitaristes; ceux de cette école de musique privée où j’ai donné des ateliers littéraires dans une autre vie; et surtout ceux de ces midis dans ce cégep voué à la musique dont je garde le souvenir impérissable de petites salles de pratique les unes à côté des autres devant lesquelles je m’asseyais en indien, carnet en main, tentant de me trouver au milieu de cette délicieuse volée de notes pour l’un ou d’un archet tyrannique pour l’autre.
Et tandis que tout cela remontait en moi, avec des bribes d’autres instants, les notes ont jailli de partout et je n’étais plus que cela: musique. Jusqu’à mon dos qui vibrait comme s’il avait été gratté par l’archet d’un violoncelliste. Et je n’étais plus que cela: musique.
Et aussi bonheur, car il y avait tellement de complicité entre Sven Meier et ses élèves que ça ne peut s’appeler que bonheur. Il fallait voir les yeux de ces jeunes artistes briller. Il fallait les voir dans leurs élans. Il fallait voir l’amour dans les gestes du chef d’orchestre. Et j’ai eu ce bonheur.
Attendrie par le duo des chats de Rossini, amusée par l’idée de joujoux modernes et bruyants incorporés à la symphonie des jouets de Haydn et ravie par le résultat, émue par la valse triste de Sibelius, j’ai été tout ça.
Et je n’ai pas osé entrer dans ce monde qui n’est pas mien pour aller féliciter celui qui a fait de ma soirée un moment exceptionnel. Je suis rentrée tranquillement dans la nuit froide. Il me fallait être seule ou appuyer ma tête sur une épaule, sans rien dire. Et je suis restée seule, avec au ventre la musique qui me portait. Riche d’un moment qui m’inspirera peut-être un poème ou une nouvelle. Ou auquel je reviendrai juste pour ce sentiment de plénitude qui a été mien deux heures durant et qui me berce alors que le soleil prépare son entrée.